Où était donc passée Camille? Le manque grandissait peu à peu depuis son dernier concert à l’Olympia, le 24 octobre 2012, qui venait conclure la très intense tournée de l’album « Ilo Veyou». Nous avions laissé Camille virevoltante et magnétique, le corps en transe, transformant le music-hall parisien en temple de chants et de danses improvisées et libératoires. 

Entre deux disques, la femme Camille est dans sa complétude mais la chanteuse interroge le déséquilibre parfois étonnant entre incarnation et désincarnation. Mais la chanteuse trouve tout à coup une nouvelle impulsion dans la maternité. Comme si elle s’y enracinait. 

Partie près d’Avignon, Camille voulait se baigner de lumière et s’ouvrir à d’autres champs vibratoires. Elle se souvient tout de même que son tout premier concert après la disparition de son père, eut lieu dans la Cité des Papes. Mais Camille se méfie des villes ceinturées par des remparts. Elle passe le pont et s’installe à Villeneuve-lès-Avignon. Elle a besoin d’espace et de silence. En quête absolue d’une nouvelle énergie proprement solaire, Camille se ressource. Elle s’est installée juste à côté d’une chambre d’écho ancestrale. La Chartreuse Notre-Dame-du-Val-de-Bénédiction. La chanteuse est plongée dans les fluides d’une bâtisse édifiée au 12e siècle: les murs parlent et font chanter Camille. Aujourd’hui c’est un lieu de résidence et de travail, un Centre national des écritures du spectacle. La directrice de la chartreuse, Catherine Dan, a gentiment laissé Camille y occuper un espace de travail pour s’y déployer et s’y rassembler à nouveau jusqu’à se réunifier, pour mieux se ressembler. 

La voix devient corps. Et le corps devient son. Comme toujours chez Camille, le travail est à la fois métaphysique et mystique. C’est aussi dans ce cas précis l’histoire d’une longue gestation. Camille a mis au monde un opus qui a crié en sortant de sa matrice un oui majuscule, coiffé d’un tréma significatif. Tout est dit dans ce titre manifeste. Un sens qui permet de percevoir les sons, et d’être dans l’accord parfait de l’ouverture. Entrez dans la métaphore et tout devient limpide. Le O symbolise la matrice, le U le réceptacle et le I la rectitude. Le tréma indique par ailleurs que ce oui est bien planté. Trois lettres pour signifier un cahier des charges. Mais Camille, telle qu’en elle-même, n’a de cesse que de se délester (précisément) des charges qui peuvent contraindre ses recherches artistiques. Et surtout qui risquerait d’entamer son instinct phénoménal. 

Autour de la voix lead: Un tambour, un chœur rythmique, et un chœur lyrique. C’est de cette troïka originelle que vont naître les chansons. Puis, dans un deuxième temps de cette genèse, Camille laisse progressivement le Moog synthétiser les chansons. Au commencement tout est parti d’un travail sur la pulsation. La pulsation c’est le rythme et le rythme c’est la vie. Mais là encore Camille et Clément Ducol, son fidèle complice artistique depuis le précédent album, ont cherché à désaxer ce travail. Ainsi ont-ils traqué le rythme impair, très libérateur en termes de composition et peu utilisé dans la pop. 

C’est avec MaJiKer, percussionniste de formation et fidèle complice, que Camille a travaillé ses rythmes impairs. Clément Ducol les a ensuite interprété sur le disque. Plaisir partagé aussi de travailler en équipe. Clément Ducol et Maxime Le Guil, tandem précieux. Clément au tambour, et à l’arrangement des chœurs lyriques, Maxime ingénieur du son et mixeur de l’album. Ensemble, ils ont aussi travaillé sur les programmations. Avec Camille tout est toujours organique. Le son comme le souffle donnent vie au mouvement. Et sans mouvement pas de chanson, dans tous les cas pas celles-ci. Il fallait aussi reconnecter avec le sens du rythme par la danse. Cet album va ainsi se connaître et se reconnaître dans l’histoire d’un patrimoine, celui des danses traditionnelles.

Des danses qui mènent à la transe, des danses qui osent s’échapper de la chanson. Le peintre Pierre Soulages disait: «C’est en faisant que je trouve ce que je cherche». Camille y a pensé très fort en travaillant sur son album. Elle ne le savait peut-être pas encore mais elle cherchait et tournait comme un derviche autour d’un cercle de paix. D’un disque qu’elle avait d’abord imaginé très politique, elle a fait un disque poétique. Un opus de paix en plein tumulte. Cette sensation profonde passe par la compréhension technique de la musique. C’est un disque accordé en La 432. Pour les béotiens, cela ne dira rien de très précis. Le La 440 est la note de musique utilisée comme hauteur de référence, donnée par exemple par les diapasons mécaniques usuels. Sortir de cette norme et trouver un autre accord sera le chemin mystérieux que va prendre Camille, puisqu’elle compose beaucoup avec sa voix, le plus souvent a capella. Camille fait naître des chansons qui unissent alors les deux pulsations: tellurique et matricielle. On musarde ainsi dans ces onze chansons qui soignent et possèdent la vertu de calmer les esprits. Mais sans ignorer non plus le terrain exutoire dans lequel elles ont été aussi pensées. Celui de la ferveur collective des grands bals de danses traditionnelles. Où l’interaction entre les musiciens et les danseurs est parfaite. Où les égos se meurent au contact de l’innocence qui nous soulève lorsque l’on est immergé dans des rituels, ces cérémonies où les forces chtoniennes gouvernent les esprits. Possédée, Camille creuse son destin dans l’oralité.

Elle enregistre parce qu’il faut bien fixer les choses mais ses chansons possèdent la rugosité naturelle du premier mouvement oral. La voix et les mots s’imbriquent, se questionnent, s’interpellent et se fondent. C’est un travail long et précis. Mais on sent la vigueur du mouvement qui habite chaque chanson. «Chansons à danser » pourrait-on dire, lorsque l’on sait le travail sur le corps accompli par Camille avec la danseuse et chorégraphe Elsa Wolliaston. Ces chansons neuves qui puisent dans la tradition éclairent aussi le travail de l’artiste sur sa volonté de se dédoubler puis de se démultiplier vocalement. Camille le confie aisément. Elle n’a jamais autant travaillé que sur ce disque. Cherchant à l’infini la précision sur le timbre, sur sa sonorité et ses possibles échappées soprano. La confrontation des temps a produit cet album profondément contemporain mais aux racines si anciennes qu’il devient l’incarnation sonore de l’intemporalité. Une ultra modernité universelle dont la couleur dominante serait l’indigo. La septième couleur de l’arc-en-ciel. Comme le nombre de notes de la gamme musicale. Chez Camille tout est décidément musique.